La question de l’étrangèreté s’appréhende non pas seulement à partir de l’étranger mais aussi à partir de l’Autre en général, soit la figure de l’Autre. Le but de la philosophie étant d’interroger certaines évidences, cette discipline va rechercher les moyens dont elle dispose pour appréhender l’Autre. Langage et la notion d’autrui vont permettre d’étayer la réflexion philosophique.
Le rapport à l’Autre : du dialogue à l’entretien via l’hallucination.
Quel est le statut de l’autreté ? L’Autre se situe en premier lieu à une place logique, c.a.d celle que je n’occupe pas. D’où, l’illusion que l’Autre est une personne, reste à connaître son identité.
La dimension du dialogue peut s’appréhender au travers de la philosophie platonicienne (laquelle parle de Socrate) qui se présente sous la forme de plusieurs dialogues (cf. dialogues socratiques qui s’interrogent sur la vertu ou l’amour). Dans Le banquet, Aristophane aborde le mythe du premier homme : l’androgyne, lequel n’est pas différencié sexuellement. Ce premier homme avance en roulant et se satisfait de sa condition. Néanmoins, cette satisfaction va jusqu’à concurrencer celle des dieux puisque l’androgyne devient autonome. Zeus, s’inquiétant de cette émancipation, décide de le couper en deux. De ce fait, l’androgyne est animé du désir de retrouver son état originel car il l’a perdu. Le désir commence donc avec une perte, élément essentiel de la philosophie. Cette perte/coupure a un effet de création qui s’accompagne d’un désir de se lier ou non à l’Autre. Le dialogue importe par sa forme car les temps de parole sont dirigés par Socrate qui pose des questions pour en savoir plus. Même si la question du savoir est prédominante en philosophie, reste à la mettre en pratique pour comprendre ce qu’il en est.
L’entretien se caractérise par le rapport dans la rencontre en face à face. Ce rapport extrêmement radical nous renseigne sur la relation à l’Autre de manière générale. C’est l’idée du dépassement de la frontière qui nous fait comprendre ce qu’elle représente. Reste à apporter des éléments pour interroger le rapport à l’Autre. Freud, in L’inquiétante étrangeté, fait un commentaire d’une nouvelle fantastique de Hoffmann (cf. L’élixir du diable), écrivain allemand du 18ème/19ème siècle qui élabore une définition de l’irréel dans le réel. Le génie de l’auteur est repris par Freud car, dans cette littérature, les auteurs ont des intuitions sur ce qu’est le rapport/la confrontation avec l’Autre, soit l’inconscient. Dans L’intrus de J-L Nancy, l’auteur interroge l’expérience de la greffe, moment réel où un corps étranger entre dans son propre territoire/sa propre intégrité. Par extrapolation, en quoi sommes-nous intrusés par quelque chose que l’on veut rejeter ? Et comment questionner son “chez soi” sachant que l’on peut se sentir rejeté ?
La définition de l’étrangeté relève de la question du familier. Par rapport à la greffe, il y a un corps en perte de vitesse qui est violemment intrusé par un corps étranger avec lequel il faut apprendre à vivre. Le va et vient entre l’intrusion et le rejet exprime le rapport à l’autre le plus ordinaire/prosaïque.
Le rapport du langage avec autrui peut s’appréhender par le biais de l’œuvre de Michel Tournier in Robinson Crusoé voire in Vendredi ou les lymbes des pacifiques (ou la vie sauvage). La perte de vocabulaire de Robinson s’accompagne aussi d’une perte du sens des mots, soit un rapport au langage inédit du fait qu’il se situe dans un monde sans autrui. Le langage a besoin de l’Autre pour exister. La nécessité pour tout être parlant est d’exister dans une structure langagière (laquelle se distingue de la communication). L’idéal de la communication est la transvasion c.a.d qui s’étaye sur le mode des vases communicants, soit la transmission complète de ce qui a été dit et entendu. Or, il n’est pas évident, d’une part, de relater précisément ce que l’on veut dire et, d’autre part, une transformation du propos s’opère entre chaque émetteur et auditeur. L’idéal de la communication est donc la répétition totale de ce qui a été communiqué sauf que cette répétition est toujours filtrée/biaisée.
Dans le rapport à l’Autre, la position d’écoute est la première mais il s’agit d’une écoute avertie des effets des non communications de ce qui est avéré. Bon gré, mal gré, ce qui est dit est entendu et c’est avec ce qui est entendu que la rencontre prend fin mais, côté éthique, qu’est-ce qui est demandé à l’Autre dans ce qu’il a à me dire ? La position d’écoute a la particularité de recevoir l’Autre sans prendre le pas sur lui. Il est aussi important de repérer la place de chaque intervenant (dans une institution par exemple) car chacun parle en fonction de la place qu’il occupe. La place et la portée de son dire sont donc à repérer chez l’intervenant car la position de l’Autre va être déterminante dans le travail avec lui. Pour contrecarrer la théorie de la communication, l’exemple est tiré de ce qui nous est familier et, de ce fait, les préjugés peuvent nous induire sur ce que l’Autre a à nous dire. En effet, notre propre réalité peut nous induire sur ce que nous pensons de l’Autre, l’écoute respective est alors biaisée. Même si notre propre expérience peut nous aider à saisir l’Autre, elle peut induire des biais dans l’acception de l’Autre. L’exemple du casque bleu qui est sur une ligne de conflit et qui n’a pas reçu l’ordre d’intervenir illustre une situation d’extériorité paradoxale.
La question de la différence est définie/illustrée par le rapport entre moi et les autres. Le genre animal se décompose en deux espèces, humaine et animale, et c’est cette distinction qui va permettre de passer d’une espèce à l’autre. Le genre animal se différencie de l’intelligence artificielle. L’homme étant le fruit d’une sélection, la migration de l’âme s’est substituée à la théorie darwinienne. Le rapport à l’autre est fondé sur la différence et l’étrangeté constitue cette différence. Si bien que le langage nous permet de nous présenter à l’Autre. Donc l’étrangeté nous aide à faire entendre la différence sauf que le mode politique habituel associe l’étranger à la différence (cf. dans Le Minon de Platon, les dialogues s’interrogent sur le moyen de rapprocher la différence et l’universalité par le biais de la transmission, donc la figure de l’Autre est déterminante).
Avec l’hallucination s’amorce l’ébauche d’une figure radicale de l’Autre : le fou. La parole permet de distinguer l’espèce animale de l’espèce humaine. Quant à la greffe, elle illustre une figuration de l’Autre sur le mode de l’étrangèreté, dynamique entre rejet et besoin qui n’existe pas dans l’étrangeté.
Le dialogue de l’entretien est d’abord une structure car il y au moins deux personnes, mais pas seulement, en relation. Même le monologue est un dialogue qui se caractérise par le rapport du “2 + 1”. La parole donne lieu à des ratages car ce que l’on dit ou entend n’est pas forcément ce qu’on veut dire ou ce qu’on a entendu, c’est le dialogue de sourd. Le “+ 1” représente ce quelqu’un voire ce quelque chose à qui on s’adresse, il s’agit de suivre son idée. Le lapsus est introduit par le trébuchement de la parole et se manifeste par l’irruption d’un propos qui est pensé dans l’instant. Même dans notre expérience intime de la parole, on se prend soi-même comme un autre (cf. “je est un autre” in Lettre au voyant de Rimbaud.
La première définition de la philosophie peut donc s’appréhender par la dialectique, au sens platonicien, car elle est le dialogue de l’âme avec elle-même, soit le discours intérieur. La dialectique nécessite la bienveillance des interlocuteurs, le souci d’aboutir et l’effort pour obtenir l’adhésion réelle. Il est question, dans ce dernier élément, de rhétorique (cf. les sophistes demandaient rétribution pour faire adhérer les interlocuteurs à leurs propos et Socrate cherchait à les combattre). Dans L’éloge à Hélène (de Troyes), de toutes les forces qui ont pu entraîner Hélène, le logos est la plus grande. Les impératifs de la Tuché (le hasard) impliquent l’idée que, quelque part, l’homme y est pour quelque chose. La Tuché (rencontre avec le réel) se distingue de l’automaton (réseau de signifiants, support de la parole du discours) qui désigne la rencontre de séries causales, soit un mouvement vain agissant de sa propre volonté. La Tuché, quant à elle, s’apparente aux volontés divines, aux décrets de la nécessité (cf. la fatalité) et à la violence de la passion, soit la palette de ce qui détermine les comportements. D’où, l’importance de la parole pour les grecs et notamment dans la vie politique. La parole n’est pas la simple expression de la pensée.
Dans le langage, il existe une impossibilité du discours univoque, exemple : école stoïcienne/mégarique (école de philosophie grecque fondée entre les 5ème et 4ème siècle avant J-C qui tire son nom du lieu d’origine de son fondateur Euclide de Mégare, ses membres se réclament de l’enseignement de Socrate et s’occupent de logique et de métaphysique) et école aristotélicienne. Comme ce qui est dit ne peut pas être entendu de la façon dont elle a été dite, l’équivocité du discours s’avère utile. En 1984, le texte de G. Orwell évoque le novland et le big brother qui constituent des moyens de contention de l’autoritarisme/ le novland est lié au rapport à l’Autre et consiste en l’élimination systématique de tous les contraires, soit une perte de l’opacité dans le langage. Sauf que cette opacité/équivocité du langage est nécessaire pour vivre, donc l’appauvrissement de la langue est essentiel pour que les hommes puissent vivre ensemble :
“ Penser consiste toujours à différer l’accord avec soi-même (…) autrui en ce sens m’accompagne comme le représentant de la raison universelle que je ne sui jamais sûr d’égaler en mes pensées bornées” R. Muller
“Différer l’accord avec soi-même” consiste à reporter sa pensée dans le temps ainsi qu’introduire la question de la différence.